L’art des superpositions : mariage de deux contraires
Définition de la technique mixte alternée
« Plusieurs indices laissent penser que les peintres du Moyen Âge avaient remarqué très tôt les bonnes qualités de liants des huiles, et qu’ils utilisaient souvent des liants sous forme d’émulsions. Il y avait là sans doute relation de cause à effet : la térébenthine, seul solvant qui aurait permis de fluidifier des huiles trop visqueuses pour être travaillées, n’est arrivée en Europe qu’assez tardivement. Seule la mise en émulsion des huiles permettait de la manipuler. » Pierre Garcia
« Le problème se posait ainsi pour Van Eyck : comment éviter l’attente du séchage sans sacrifier la luminosité et la solidité du tableau. Les deux peintures qu’on employait depuis plusieurs siècles se repoussent mutuellement. La détrempe accepte bien l’huile mais il faut après bien la sécher et dégraisser pour que la couche d’huile accepte de nouveau la détrempe. Il n’était pas question de terminer à l’huile. Pour cela les peintres étaient de trop bons techniciens. Les Van Eyck étaient des alchimistes, ce qui explique la rigueur de leur raisonnement. Il s’agit de rapprocher deux contraires. Van Eyck rend la tempera plus grasse et l’huile plus maigre. » (d’après les travaux d’Ernst Berger) extrait de l’ouvrage de Nicolas Wacker « La peinture à partir du matériau brut »
Pour info : trois ouvrages en ligne d'Ernest Berger mais... en langue allemande ! 1 : Sources et technique de la fresque, de la peinture à l'huile et à la détrempe du Moyen Âge: de la période byzantine jusqu'à l'invention de la peinture à l'huile par les frères van Eyck 2 : Contributions à l'histoire du développement de la technique de peinture 3 : La technique de peinture de l’antiquité: après les sources, les recherches, les analyses chimiques et les tentatives personnelles
Le procédé est décrit dans l’ouvrage de Nicolas Wacker et dans celui de Patrice de Pracontal « Lumière, matière et pigment Principes et techniques des procédés picturaux« . C’est ce dernier qui m’a principalement servi de guide : je relate ici dans les grandes lignes ce que j’ai pu expérimenter à ce jour 🙂
La composition de certaines préparations a été adaptée à ma convenance et donc donnée à titre indicatif.
Le principe de cette technique est de superposer sur une couche grasse (l’huile/résine) encore fraîche une couche maigre (liant aqueux/résine/huile)puis revenir sur la couche maigre sèche avec une couche grasse etc…
Dans « Manières de peindre« Jean-Pierre Brazs évoque un équivalent possible : le système pictural « rugueux » de Rembrandt.
Il est fort probable que le peintre ait utilisé des émulsions… On notera cependant qu’une récente découverte semble avoir percé le mystère de la technique d’empâtement de Rembrandt (présence de plombonacrite) . Article du Figaro à lire –> ici.
L’émulsion maigre sera de type huile dans eau : c’est avec celle-ci qu’on prépare un blanc dont on se servira pour les tons clairs qui seront posés en premier sur l’imprimature colorée, transparente encore fraîche (dite « amoureuse »).
L’huile est enrobée par l’eau –> diluable à l’eau. Temps d’ouverture très court, irréversible, rapidement superposable, modelé direct (gris optique)
L’émulsion grasse pour les tons sombres, sera de type eau dans l’huile : on peut utiliser des tubes de peintures à l’huile extra-fines, qu’il faudra laisser dégraisser au maximum auparavant sur un support absorbant , auxquelles sera ajouté un peu d’émulsion maigre.
L’eau est enrobée par l’huile –> diluable à la térébenthine. Donne une peinture plus ferme (beurrée!)permettant des recouvrements généreux. Le temps d’ouverture est celui des huiles.
Glacis au médium : liaison des couches, intensification des couleurs, liaison des passages, finition des parties sombres.
Alternances :
1 Gras sur maigre sec —> Transparent sur couvrant
2 Maigre sur gras frais —> Couvrant sur transparent
Mémo :
1 L’émulsion accélère la capacité de séchage de la substance huileuse. Elle est matifiante mais ce n’est pas un phénomène d’embu.
2 Le degré de gras d’un medium c’est la proportion huileuse restante après séchage complet de ses composants (huile/résine/essence…)–>diluer à l’essence le medium de base ne change pas sa teneur en huile : cela le fluidifie et permet donc d’en réduire la quantité nécessaire pour peindre !
3 Le solvant des huiles (térébenthine) ne modifie pas sa nature visqueuse (non solide): l’huile est un liant en solution se solidifiant par réaction chimique(oxydation et réticulation).
4 L’ émulsion maigre permet de fluidifier l’huile sans la mettre en solution.
5 Une émulsion huile dans eau bien que dite maigre dans un contexte de peinture à l’huile, est appelée tempera grasse dans un contexte de peinture à l’eau .(source P.de Pracontal)
6 C’est le liquide enrobant qui donne son nom à l’émulsion.
7 Le nettoyage des pinceaux et autres outils utilisés pour une émulsion maigre se fera facilement à l’eau et au savon à condition d’opérer rapidement après emploi.
Pour débuter, j’ai utilisé un liant cellulosique (méthyl-cellullose pur) pour fabriquer l’émulsion maigre plutôt qu’un œuf naturellement plus gras. (Je le testerai plus tard pour comparer).
Ingrédients utilisés :
Liant méthyl-cellulose en poudre
Pigment en poudre : blanc de titane (idéalement du blanc de plomb)
Huile de lin cuite
Vernis Dammar à 33%
Essence de térébenthine rectifiée
Eau distillée
Pour la pose des émulsions : brosses rondes en soies de porc (beau-blanc extra)
Préparation du liant cellulosique : 1 vol de poudre pour 24 vol d’eau froide
(Attendre la disparition complète des petites bulles avant utilisation.)
Composition de l’émulsion maigre :
2 volumes de liant cellulosique
1 volume d’huile de lin cuite
1 volume Dammar à 33%
½ à 1 volume d’eau distillée selon aspect (edit : la proportion a été modifiée depuis la parution de l’ article)
L’huile est incorporée au liant très progressivement en battant–>comme pour une mayonnaise 😀
Puis on incorpore de la même façon le vernis Dammar et enfin l’eau : on ajoute cette dernière petit à petit mais cette fois sans battre le mélange.
Blanc à l’émulsion maigre :
Mouillage du pigment : j’ajoute un peu d’eau jusqu’à l’obtention d’une pâte épaisse homogène bien mélangée au couteau à palette puis je laisse reposer 24 heures dans un pot hermétique. J’incorpore progressivement 1 volume d’émulsion (minimum) à 1 volume de cette pâte pigmentée . (La préparation se conserve très bien en pot.)
Un medium de base
1Vol d’huile de lin cuite
1Vol de résine Dammar à 33%
de 2 à 4Vol d’essence de térébenthine
Premiers tests
Il m’a fallu un certain temps d’adaptation pour poser délicatement ce blanc : apprendre à doser la juste quantité à prendre sur la brosse, appliquer sans écraser le dessous frais …La pâte picturale est couvrante (bien pigmentée), tient bien en place, les applications minces sont facilitées et rapidement superposables.
Ci-dessous sur bois enduit : de gauche à droite pose du blanc à l’émulsion maigre sur impression fraîche, dégradé –> modelé direct (gris optique).
puis de droite à gauche, pose de la couleur sombre à l’émulsion grasse (toujours dans le frais) dégradé vers le ton moyen de l’imprimature et le ton clair.
Rehaussement du blanc.
Dans la partie supérieure : glacis supplémentaire au medium.
Première conclusion : les temps de « séchage » sont vraiment réduits et permettent de revenir rapidement sur son travail ( de quelques heures au lendemain tout au plus !) Le rendu avec l’émulsion peut être lisse ou texturé à volonté, pas de craquelures constatées . Les effets optiques sont subtils !
Mise en application : détail de l’œuvre de Giorgione